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"Mon grand-père avait décidé de m'inscrire au lycée Montaigne. Un matin, il m'emmena chez le proviseur et lui vanta mes mérites : je n'avais que le défaut d'être trop avancé pour mon âge. Le proviseur donna les mains à tout : on me fit entrer en huitième et je pus croire que j'allais fréquenter les enfants de mon âge. Mais non : après la première dictée, mon grand-père fut convoqué en hâte par l'administration ; il revint enragé, tira de sa serviette un méchant papier couvert de gribouillis, de taches et le jeta sur la table : c'était la copie que j'avais remise. On avait attiré son attention sur l'orthographe - " Le lapen çovache ême le ten" (le lapin sauvage aime le thym) - et tenté de lui faire comprendre que ma place était en dixième préparatoire. Devant "lapen çovache" ma mère prit le fou rire ; mon grand-père l'arrêta d'un regard terrible. Il commença par m'accuser de mauvaise volonté et par me gronder pour la première fois de ma vie, puis il déclara qu'on m'avait méconnu ; dès le lendemain, il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur."

Jean-Paul Sartre, Les Mots

"Mais à cette époque, qui n’est pas pourtant si lointaine, le peuple du midi parlait encore la langue romane, la langue d’oc. La Provence était restée une colonie romaine, une terre d’immigration pour les Piémontais, les Lombards, les Napolitains et il y avait dans les écoles publiques beaucoup de petits garçons qui étaient les premiers de leur famille à savoir lire, et à parler français. Les élèves de mon père s’appelaient Roux, Durbec, Laurent. Mais il y avait aussi beaucoup de Lombardo, Binucci, Renderi, Consolini, ou Socodatti. Un jour, un beau petit garçon, qui s’appelait Fiori ou Cacciabua, et dont le père était marbrier, ne vint pas en classe pendant toute une semaine. Quand il revint, mon père lui demanda la cause de son absence. Il répondit que son père l’avait emmené en Italie, pour y voir sa grand-mère, qui était très vieille, et qui ne le connaissait pas. – Je te crois, dit mon père ; mais il faut que tu m’apportes un billet de tes parents qui confirme ce que tu me dis. C’est le règlement. L’après-midi,  il remit à mon père une feuille de cahier pliée en quatre. Mon père la déplia, et lut ce message d’un air surpris. Au milieu de la feuille, il n’y avait qu’un seul mot, écrit en lettres majuscules : NAPATOR – Qu’est-ce que ça veut dire ? dit mon père. – Ça veut dire, dit Cacciabua en rougissant, que j’ai dit la vérité, et ça fait que je n’ai pas tort. – C’est parfait, dit mon père, sans manifester le moindre étonnement. Et il mit le billet dans sa poche. Mais à table, il raconta l’histoire à ma mère, et lui montra ce mot étrange, « digne, dit-il, d’être gravé en hiéroglyphes sur le sarcophage de Pharaon… » Il fallut m’expliquer le sens de cette phrase mystérieuse, car j’avais une grande passion pour les mots… L’ignorance du marbrier me fit bien rire : quand on ne sait pas grand-chose, on est toujours cruel pour ceux qui savent encore moins… J’en parlais à voix basse à Florentin, qui en parla à Dubuffet qui raconta la chose à Davin, et Cacciabua devint Napator, ce qui le fit bien rire lui-même ; la gloire de son père n’était pas dans l’orthographe, mais s’épanouissait dans les fleurs de marbre qu’il ciselait sur les tombeaux."

Marcel Pagnol, Le Temps des amours

"Il était devant les rayons de la bibliothèque. Ses doigts suivaient les reliures d’une caresse légère.

– « … Balzac, Barrès, Baudelaire, Beaumarchais, Boileau, Buffon… Chateaubriand, Corneille, Descartes, Fénelon, Flaubert… La Fontaine, France, Gautier, Hugo… Quel appel ! » dit-il avec un rire léger et hochant la tête. « Et je n’en suis qu’à la lettre H !... Ni Molière, ni Rabelais, ni Racine, ni Pascal, ni Stendhal, ni Voltaire, ni Montaigne, ni tous les autres !... » Il continuait de glisser lentement le long des livres, et de temps en temps il laissait échapper un imperceptible « Ha ! », quand, je suppose, il lisait un nom auquel il ne songeait pas. « Les Anglais, reprit-il, on pense aussitôt Shakespeare. Les Italiens : Dante. L’Espagne : Cervantès. Et nous, tout de suite : Goethe. Après, il faut chercher. Mais si on dit : et la France ? Alors, qui surgit à l’instant ? Molière ? Racine ? Hugo ? Voltaire ? Rabelais ? ou quel autre ? Ils se pressent, ils sont comme une foule à l’entrée d’un théâtre, on ne sait pas qui faire entrer d’abord. »

Il se retourna et dit gravement :

– Mais pour la musique, alors c’est chez nous : Bach, Haendel, Beethoven, Wagner, Mozart… quel nom vient le premier ?

« Et nous nous sommes fait la guerre ! » dit-il lentement en remuant la tête."

Vercors, Le Silence de la mer

"Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversés. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe au carrefour même de son étymologie : sapientia, nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible."

Roland Barthes, Leçon inaugurale du 7 janvier 1977 au Collège de France

"On passait par une porte vitrée de la terrasse à la bibliothèque. Aux belles heures de la matinée, cette porte demeurait grande ouverte, en sorte que frère Othon, assis à sa vaste table, était comme en un coin du jardin. J’entrais toujours avec plaisir dans cette pièce au plafond de laquelle jouaient les ombres vertes des feuillages et dont le silence accueillait les gazouillis des jeunes oiseaux et le proche bourdonnement des abeilles.

Devant la fenêtre, un chevalet supportait la grande planche à dessiner, et le long des murs les rangées de livres s’étageaient jusqu’au plafond. La rangée inférieure était prise dans un haut casier aménagé pour les in-folio, le grand Hortus Plantarum mundi, et ces livres enluminés dont l’art est aujourd’hui perdu. Au-dessus courait un rebord que des panneaux à glissière permettaient d’élargir encore, et que des feuillets épars recouvraient, parmi des planches d’herbes jaunies. Ses tables de bois noir portaient aussi une collection de plantes fossiles, que notre ciseau avait détachées dans les carrières à chaux et dans les mines, et parmi elles aussi divers cristaux, ceux dont on expose la beauté, de ceux aussi que les causeurs pensifs aiment soupeser en leurs mains. Au-dessus, s’étageaient les petits volumes, collection d’ouvrages botaniques qui n’était pas des plus étendues, mais sans lacune en tout ce qui concernait les lis. Et cette partie de la bibliothèque se divisait encore en trois branches générales, l’une contenant les œuvres qui s’occupent de la forme, l’autre, de la couleur, la troisième, du parfum. Les rangées de livres se continuaient dans la petite galerie, et le long de l’escalier qui conduisait en haut, jusqu’à l’herbier. Là se trouvaient les Pères de l’Eglise, les penseurs, les auteurs classiques anciens et modernes, et surtout une collection de dictionnaires et d’encyclopédies de toute espèce. Le soir, je retrouvais frère Othon dans la petite galerie, où brûlait dans la cheminée un feu de sarments secs. Quand le travail de la journée avait été bon, nous aimions nous détendre alors en ces conversations plus nonchalantes où l’on chemine sur des sentiers battus, saluant au passage les dates et les autorités. Nous nous amusions aux bizarreries du savoir, à la citation rare, à celle qui frise l’absurde. Et dans ces jeux, la légion des esclaves muets, garrottés de cuir ou de parchemin, nous servait toujours à propos."

Ernst Jünger, Sur les Falaises de marbre

"Roubaud circule, distribuant de grandes feuilles timbrées de bleu au coin gauche, et des pains à cacheter. Nous connaissons toutes la manoeuvre : il faut écrire au coin son nom, avec celui de l'école où nous avons fait nos études,  puis  replier et cacheter le coin, histoire de rassurer tout le monde sur l'impartialité des appréciations.

Cette petite formalité remplie, nous attendons qu'on veuille bien nous dicter quelque chose. Je regarde autour de moi les petites figures inconnues, dont plusieurs me font pitié, tant elles sont déjà tendues et anxieuses.

On sursaute, Roubaud a parlé dans le silence : épreuve d'ortho­graphe, Mesdemoiselles, veuillez écrire : je ne répète qu'une seule fois la phrase que je dicte. Il commence la dictée en se promenant dans la classe.

Grand silence recueilli. Dame ! les cinq sixièmes de ces petites jouent leur avenir. Et penser que tout ça va devenir des institutrices, qu'elles peineront de sept heures du matin à cinq heures du soir, et trembleront devant une Directrice, la plupart du temps malveillante, pour gagner 75 fr. par mois ! Sur ces soixante gamines, quarante-cinq sont filles de paysans ou d'ouvriers ; pour ne pas travailler dans la terre ou dans la toile, elles ont préféré jaunir leur peau, creuser leur poitrine et déformer leur épaule droite : Elles s'apprêtent bravement à passer trois ans dans une Ecole normale (lever à cinq heures, coucher à huit heures et demie, deux heures de récréation sur vingt-quatre), et s'y ruiner l'es­tomac, qui résiste rarement à trois ans de réfectoire. Mais au moins, elles porteront un chapeau, ne coudront pas les vêtements des autres, ne garderont pas les bêtes, ne tireront pas les seaux du puits, et mépriseront leurs parents ; elles n'en demandent pas davantage. Et qu'est-ce que je fais ici, moi Claudine ? Je suis ici parce que je n'ai pas autre chose à faire, parce que papa, pendant que je subis les interrogations de ces professe­urs, peut tripoter en paix ses limaces ; j'y suis aussi "pour l'honneur  de l'Ecole", pour lui obtenir un brevet de plus, de la gloire de plus, à cette Ecole unique, invraisemblable et délicieuse...

Ils ont fourré des participes, tendu des embûches de pluriels équivoques, dans cette dictée qui arrive à n'avoir plus aucun sens, tant ils ont tortillé et hérissé toutes les phrases. C'est enfantin !

- Un point, c'est tout. Je relis.

Je crois bien ne pas avoir de fautes ; je n'ai qu'à veiller aux accents, car ils vous comptent des demi-fautes, des quarts de fautes, pour des velléités d'accents qui traînent mal à propos au-dessus des mots. Pen­dant que je relis, une petite boule de papier, lancée avec une adresse externe, tombe sur ma feuille ; je la déroule dans le creux de ma main , c’ est la grande Anaïs qui m'écrit : "Faut-il un S à trouvés, dans la seconde phrase ?" Elle ne doute de rien, cette Anaïs ! lui mentirai-je ? Non, je dédaigne les moyens dont elle se sert familièrement. Relevant la tête, je lui adresse un imperceptible "oui", et elle corrige, paisiblement.

- Vous avez cinq minutes pour relire, annonce la voix de Roubaud ; l’épreuve d'écriture suivra.

Seconde boulette de papier, plus grosse. Je regarde autour de moi elle vient de Luce dont les yeux anxieux épient les miens. Mais, mais, elle demande quatre mots ! Si je renvoie la boulette, je sens qu'on la pincera ; une inspiration me vient, tout bonnement géniale : sur la ser­viette de cuir noir qui contient les crayons et les fusains (les candidates doivent tout fournir elles-mêmes) j'écris, un petit morceau de plâtre détaché du mur me servant de craie, les quatre mots qui inquiètent Luce, puis je lève brusquement la serviette au-dessus de ma tête, le côté vierge tourné vers les examinateurs qui, d'ailleurs, s'occupent assez peu de nous. La figure de Luce s'illumine, elle corrige rapidement ; ma voi­sine en deuil qui a suivi la scène, m'adresse la parole :

- Vrai, vous n'avez pas peur, vous.

Roubaud promène entre les tables son petit ventre rondelet et recueille nos copies qu'il porte à ses congénères. Puis il nous distribue d'autres feuilles pour l'épreuve d'écriture et s'en va mouler au tableau noir, d'une belle main, quatre vers :

"Tu t'en souviens, Cinna, tant d'heure et tant de gloire, etc., etc."

- Vous êtes priées, Mesdemoiselles, d'exécuter une ligne de grosse cursive, une de moyenne cursive, une de fine cursive, une de grosse ronde, une de moyenne ronde, une de ronde fine, une de bâtarde, une de moyenne et une de fine. Vous avez une heure.

C'est un repos, cette heure-là. Un exercice pas fatigant, et on n'est pas très exigeant pour l'écriture. La ronde et la bâtarde, ça me va, c'est du dessin, presque, mais ma cursive est détestable, mes lettres bouclées et mes majuscules arrivent difficilement à garder le nombre exigé de corps et de demi-corps d'écriture, tant pis ! Il fait faim quand on atteint le bout de l'heure.

Nous nous envolons de cette salle attristante et moisie pour retrouver, dans la cour, nos institutrices, inquiètes, groupées dans l'ombre qui n'est pas même fraîche. Tout de suite, des flots de paroles jaillissent, questions, des plaintes : "Ça a bien marché ? Quel sujet de dictée ? Vous rappelez-vous des phrases difficiles ? "

- C'était ceci - cela - j'ai mis "indication"  au singulier - moi­ au pluriel - le participe était invariable, n'est-ce pas, Mademoiselle ? Je voulais corriger, et puis je l'ai laissé - une dictée si difficile !

Il est midi passé et l'hôtel est loin...         

Je bâille d'inanition. Mademoiselle Sergent nous emmène à un restaurant proche, notre hôtel étant trop loin pour aller jusque-là sous cette lourde chaleur.

En attendant l'heure de la composition française, nous sommeillons presque toutes sur nos chaises, accablées de chaleur. Mademoiselle lit les journaux illustrés, et se lève après un coup d'oeil à l'horloge. "Allons, petites, il faut partir. Tâchez de ne pas vous montrer trop bêtes tout à l'heure. Et vous, Claudine, si vous n'êtes pas notée 18 sur 20 pour la composition française, je vous jette dans la rivière. "

- J’y serais plus fraîchement au moins !

Quelles tourtes, ces examinateurs ! L'esprit le plus obtus aurait compris que, par ce temps écrasant, nous composerions en français plus lucidement le matin. Eux, non. De quoi sommes-nous capables, à cette heure-ci ?

Quoique pleine, la cour est plus silencieuse que ce matin, et ces messieurs se font attendre, encore !

En avant la composition française ! Cette petite histoire m'a donné, du coeur.

- Exposez les réflexions et commentaires que vous ins­pirent ces paroles de Chrysale : "Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas, etc."

Ce n'est pas un sujet trop idiot ni trop ingrat, par chance inespérée. J'entends autour de moi des questions anxieuses et désolées, car la plupart de ces petites filles ne savent pas ce que c'est que Chrysale ni Les Femmes savantes. Il va y avoir le joli gâchis ! Je ne peux pas m'empêcher d'en rire d'avance. Je prépare une petite élucubration pas trop sotte, émaillée de citations."

Colette, Claudine à l’école

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3. deux textes par semaine si école, un texte tous les deux jours si vacances.

En un mois, l'affaire sera réglée !

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