top of page

PEUT-ON PARLER DE NATURE HUMAINE ?

Si le Juif n'existait pas, l'antisémite l'inventerait.

 

« Si un homme attribue tout ou partie des malheurs du pays et de ses propres malheurs à la présence d'éléments juifs dans la communauté, s'il propose de remédier à cet état de choses en privant les Juifs de certains de leurs droits ou en les écartant de certaines fonctions économiques et sociales ou en les expulsant du territoire ou en les exterminant tous, on dit qu'il a des opinions antisémites.

Ce mot d'opinion fait rêver. C'est celui qu'emploie la maîtresse de maison pour mettre fin à une discussion qui risque de s'envenimer. Il suggère que tous les avis sont équivalents, il rassure et donne aux pensées une physionomie inoffensive en les assimilant à des goûts. Tous les goûts sont dans la nature, toutes les opinions sont permises ; des goûts, des couleurs, des opinions il ne faut pas discuter. Au nom des institutions démocratiques, au nom de la liberté d'opinion, l'antisémite réclame le droit de prêcher partout la croisade anti-juive. En même temps, habitués que nous sommes depuis la Révolution à envisager chaque objet dans un esprit analytique, c’est-à-dire comme un composé qu'on peut séparer en ses éléments, nous regardons les personnes et les caractères comme des mosaïques dont chaque pierre coexiste avec les autres sans que cette coexistence l'affecte dans sa nature. Ainsi l'opinion antisémite nous apparaît comme une molécule susceptible d'entrer en combinaison sans s'altérer avec d'autres molécules d'ailleurs quelconques. Un homme peut être bon père et bon mari, citoyen zélé, fin lettré, philanthrope et d'autre part antisémite. Il peut aimer la pêche à la ligne et les plaisirs de l'amour, être tolérant en matière de religion, plein d'idées généreuses sur la condition des indigènes d'Afrique centrale et, d'autre part, détester les Juifs. S'il ne les aime pas, dit-on, c'est que son expérience lui a révélé qu'ils étaient mauvais, c'est que les statistiques lui ont appris qu'ils étaient dangereux, c'est que certains facteurs historiques ont influencé son jugement. Ainsi cette opinion semble l'effet de causes extérieures et ceux qui veulent l'étudier négligeront la personne même de l'antisémite pour faire état du pourcentage des Juifs mobilisés en 14, du pourcentage des Juifs banquiers, industriels, médecins, avocats, de l'histoire des Juifs en France depuis les origines. Ils parviendront à déceler une situation rigoureusement objective déterminant un certain courant d'opinion également objectif qu'ils nommeront antisémitisme, dont ils pourront dresser la carte ou établir les variations de 1870 à 1944. De la sorte, l'antisémitisme paraît être à la fois un goût subjectif qui entre en composition avec d'autres goûts pour former la personne et un phénomène impersonnel et social qui peut s'exprimer par des chiffres et des moyennes, qui est conditionné par des constantes économiques, historiques et politiques.

Je ne dis pas que ces deux conceptions soient nécessairement contradictoires. Je dis qu'elles sont dangereuses et fausses.  J’admettrais à la rigueur qu'on ait une opinion sur la politique vinicole du gouvernement, c’est-à-dire qu'on se décide, sur des raisons, à approuver ou à condamner la libre importation des vins d'Algérie, c'est qu'il s'agit alors de donner son avis sur l'administration des choses. Mais je me refuse à nommer opinion une doctrine qui vise expressément des personnes particulières et qui tend à supprimer leurs droits ou à les exterminer. Le Juif que l'antisémite veut atteindre ce n'est pas un être schématique et défini seulement par sa fonction comme dans le droit administratif par sa situation ou par ses actes, comme dans le Code. C'est un Juif, fils de Juifs, reconnaissable à son physique, à la couleur de ses cheveux, à son vêtement peut-être et, dit-on, à son caractère. L'antisémitisme ne rentre pas dans la catégorie de pensées que protège le droit de libre opinion.

D'ailleurs, c'est bien autre chose qu'une pensée. C'est d'abord une passion. Sans doute peut-il se présenter sous forme de proposition théorique. L'antisémite « modéré » est un homme courtois qui vous dira doucement « Moi, je ne déteste pas les Juifs. J'estime simplement préférable, pour telle ou telle raison, qu'ils prennent une part réduite à l'activité de la nation. » Mais, l'instant d'après, si vous avez gagné sa confiance, il ajoutera avec plus d'abandon « Voyez-vous, il doit y avoir « quelque chose » chez les Juifs, ils me gênent physiquement. » L'argument, que j'ai entendu cent fois, vaut la peine d'être examiné. D'abord il ressortit à la logique passionnelle. Car enfin imaginerait-on quelqu'un qui dirait sérieusement « Il doit y avoir quelque chose dans la tomate, puisque j'ai horreur d'en manger. » Mais en outre, il nous montre que l'antisémitisme, sous ses formes les plus tempérées, les plus évoluées reste une totalité syncrétique qui s'exprime par des discours d'allure raisonnable, mais qui peut entraîner jusqu’à des modifications corporelles. Certains hommes sont frappés soudain d'impuissance s'ils apprennent de la femme avec qui ils font l'amour qu'elle est juive. Il y a un dégoût du Juif, comme il y a un dégoût du Chinois ou du Néogrec chez certaines gens. Et ce n'est donc pas du corps que naît cette répulsion, puisque vous pouvez fort bien aimer une Juive si vous ignorez sa race, mais elle vient au corps par l'esprit, c'est un engagement de l'âme, mais si profond et si total qu'il s'étend au physiologique, comme c'est le cas dans l'hystérie.

Cet engagement n'est pas provoqué par l'expérience. J'ai interrogé cent personnes sur des raisons de leur antisémitisme. La plupart se sont bornées à m'énumérer les défauts que la tradition prête aux Juifs. « Je les déteste parce qu'ils sont intéressés, intrigants, collants, visqueux, sans tact, etc. » « Mais, du moins, en fréquentez-vous quelques-uns ? » « Ah! Je m'en garderais bien ! » Un peintre m'a dit « Je suis hostile aux Juifs parce que, avec leurs habitudes critiques, ils encouragent nos domestiques à l'indiscipline. » Voici des expériences plus précises. Un jeune acteur sans talent prétend que les Juifs l'ont empêché de faire carrière dans le théâtre en le maintenant dans les emplois subalternes. Une jeune femme me dit « J'ai eu des démêlés insupportables avec des fourreurs, ils m'ont volée, ils ont brûlé la fourrure que je leur avais confiée. Eh bien, ils étaient tous Juifs. » Mais pourquoi a-t-elle choisi de haïr les Juifs plutôt que les fourreurs ? Pourquoi les Juifs ou les fourreurs plutôt que tel Juif, tel fourreur particulier ? C'est qu'elle portait en elle une prédisposition à l'antisémitisme. (…) Loin que l'expérience engendre la notion de Juif, c'est celle-ci qui éclaire l'expérience. Au contraire si le Juif n'existait pas, l'antisémite l'inventerait. »

 

Sartre, Réflexions sur la question juive

 

On ne naît pas femme : on le devient.

 

« On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin. Seule la médiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi, l'enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. (…)

Ainsi, la passivité qui caractérisera essentiellement la femme «â€¯féminine » est un trait qui se développe en elle dès ses premières années. Mais il est faux de prétendre que c'est là une donnée biologique ; en vérité, c'est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société. L'immense chance du garçon, c'est que sa manière d'exister pour autrui l'encourage à se poser pour soi. Il fait l'apprentissage de son existence comme libre mouvement vers le monde ; il rivalise de dureté et d'indépendance avec les autres garçons, il méprise les filles. Grimpant aux arbres, se battant avec des camarades, les affrontant dans des jeux violents, il saisit son corps comme un moyen de dominer la nature et un instrument de combat ; il s'enorgueillit de ses muscles comme de son sexe ; à travers jeux, sports, luttes, défis, épreuves, il trouve un emploi équilibré de ses forces ; en même temps, il connaît les leçons sévères de la violence ; il apprend à encaisser les coups, à mépriser la douleur, à refuser les larmes du premier âge. Il entreprend, il invente, il ose. Certes, il s'éprouve aussi comme «â€¯pour autrui », il met en question sa virilité et il s'ensuit par rapport aux adultes et aux camarades bien des problèmes. Mais ce qui est très important, c'est qu'il n'y a pas d'opposition fondamentale entre le souci de cette figure objective qui est sienne et sa volonté de s'affirmer dans des projets concrets. C'est en faisant qu'il se fait être, d'un seul mouvement. Au contraire, chez la femme il y a, au départ, un conflit entre son existence autonome et son « être-autre »â€¯; on lui apprend que pour plaire il faut chercher à plaire, il faut se faire objet ; elle doit donc renoncer à son autonomie. On la traite comme une poupée vivante et on lui refuse la liberté ; ainsi se noue un cercle vicieux ; car moins elle exercera sa liberté pour comprendre, saisir et découvrir le monde qui l'entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins elle osera s'affirmer comme sujet ; si on l'y encourageait, elle pourrait manifester la même exubérance vivante, la même curiosité, le même esprit d'initiative, la même hardiesse qu'un garçon. C'est ce qui arrive parfois quand on lui donne une formation virile ; beaucoup de problèmes lui sont alors épargnés. Il est intéressant de noter que c'est là le genre d'éducation qu'un père dispense volontiers à sa fille ; les femmes élevées par un homme échappent en grande partie aux tares de la féminité. Mais les mœurs s'opposent à ce qu'on traite les filles tout à fait comme des garçons. »

 

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe

 

Le Noir qui cite Montesquieu doit être surveillé.

 

Frantz Fanon est né à Fort-de-France (Martinique) en 1925. Au lycée dans cette ville, il décide de s’engager, en 1943, dans l’Armée française de la Libération. Il combat sous le commandement du général de Lattre de Tassigny. Blessé dans les Vosges, il est envoyé par la suite en Algérie. Son expérience sous les drapeaux le confronte à la discrimination mais aussi au racisme intrinsèque de la société coloniale. À la Libération, il passe son baccalauréat à la Martinique et obtient une bourse, qui lui permet de poursuivre des études de médecine en France. Il devient psychiatre. Fondamentalement anticolonialistes, les écrits de Frantz Fanon, proche du Parti communiste, dénoncent la dépersonnalisation à l’œuvre dans le fait colonial, qui infantilise, opprime et aliène le colonisé. Ils décrivent aussi, avec minutie, ses effets psychologiques pour le colon. Dès le début de la guerre d’Algérie, Fanon s’engage aux côtés de la résistance nationaliste ; il rejoint par la suite le FLN. Il meurt d’une leucémie en 1961, à l’âge de 36 ans, dans un hôpital militaire de Washington.

Frantz Fanon est devenu un maître à penser pour de nombreux intellectuels et mouvements d’émancipation, passés et actuels. Dans ces deux extraits de Peau noir, masques blancs (publié en 1952), il explique ce qui rapproche l’expérience des Juifs et des Noirs, « frères de malheur ».

 

« C’est au nom de la tradition que les antisémites valorisent leur « point de vue ». C’est au nom de la tradition, de ce long passé d’histoire, de cette parenté sanguine avec Pascal et Descartes, qu’on dit aux Juifs : vous ne sauriez trouver place dans la communauté. Dernièrement, un de ces bons Français déclarait, dans un train où j’avais pris place : « Que les vertus vraiment françaises subsistent, et la race est sauvée ! A l’heure actuelle, il faut réaliser l’Union nationale. Plus de luttes intestines ! Face aux étrangers (et, se tournant vers mon coin), quels qu’ils soient. » Il faut dire à sa décharge qu’il puait le gros rouge ; s’il l’avait pu, il m’aurait dit que mon sang d’esclave libéré n’était pas capable de s’affoler au nom de Villon ou de Taine. Une honte ! Le Juif et moi : non content de me racialiser, par un coup heureux du sort, je m’humanisais. Je rejoignais le Juif, frères de malheur. Une honte ! De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par-là que j’étais responsable dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe. »

 

« Le nègre doit, qu’il le veuille ou non, endosser la livrée que lui a faite le Blanc. Regardez les illustrés pour enfants, les nègres ont tous à la bouche le « oui Missié » rituel. Au cinéma, l’histoire est plus extraordinaire. La plupart des films américains synchronisés en France reproduisent des nègres type : « Y’a bon Banania. » Dans un de ces films récents, Requins d’acier, on voyait un nègre, naviguant dans un sous-marin, parler le jargon le plus classique qui soit. D’ailleurs, il était bien nègre, marchant derrière, tremblant au moindre mouvement de colère du quartier-maître, et finalement tué dans l’aventure. Je suis pourtant persuadé que la version originale ne comportait pas cette modalité d’expression. Et quand bien même elle aurait existé, je ne vois pas pourquoi en France démocratique, où soixante millions de citoyens sont de couleur, l’on synchroniserait jusqu’aux imbécillités d’outre-Atlantique. C’est que le nègre doit se présenter d’une certaine manière, et depuis le Noir de Sans Pitié — « Moi bon ouvrier, jamais mentir, jamais voler » jusqu’à la servante de Duel au soleil, on retrouve cette stéréotypie.

Oui, au Noir on demande d’être bon négro ; ceci posé, le reste vient tout seul. Le faire parler petit-nègre, c’est l’attacher à son image, l’engluer, l’emprisonner, victime éternelle d’une essence, d’un apparaître dont il n’est pas le responsable. Et naturellement, de même qu’un Juif qui dépense de l’argent sans compter est suspect, le Noir qui cite Montesquieu doit être surveillé. »

L'Exploration inversée.

Un film génial à découvrir ICI.

Philippe Descola - Doit on renoncer à distinguer nature et culture ?

“Si nous ne pouvons pas prédire l’avenir, nous pouvons au moins permettre au passé de nous guider et de nous mettre en garde contre les dangers de l’utilisation de cette rhétorique.”

Zeid Ra'ad Al Hussein, Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme — octobre 2015

​

Découvrez le site TEST OF CIVILISATION : l'Europe répète-elle les horreurs du passé ?

François Julien, entretien accordé à Libération en septembre 2016 : Une culture n'a pas d'identité, car elle ne cesse de se transformer.

A lire également, ICI, des extraits de Il n'y a pas d'identité culturelle.

1492, Conquest of Paradise, de Ridley Scott, en version française

La Controverse de Valladolid

Ecoutons René Descartes sur les vertus du voyage et les risques de se laisser ensorceler par la coutume...

Puissance de l'habitude : 

Les derniers jours d'Emmanuel Kant

Reportage de 1972 : le racisme en France au début des années 70.

Voir aussi d'autres ressources en cliquant ICI.

Screen Shot 2023-09-07 at 17.32.33.png
bottom of page