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LA DIVERSITE DES CROYANCES MENACE-T-ELLE LE VIVRE ENSEMBLE ?

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- De l’arabe au latin
- Oublier l’arabe

Anne Cheng : « Savoir à quelle religion on appartient ne fait pas sens en Chine »

 

Anne Cheng, spécialiste de l’histoire intellectuelle de la Chine au Collège de France, s’interroge sur la place du confucianisme dans la société contemporaine. 

Publié dans Le Monde, le 5 août 2016

Propos recueillis par Nicolas Weill

 

Exploitée par les dirigeants chinois actuels comme modèle d’autorité ou investi par le New Age (« nouvel âge »), la pensée confucéenne d’origine délivre aussi un message humaniste. Les éclairages de l’historienne Anne Cheng.

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En quel sens peut-on parler de religion chinoise ?

Les premiers contacts intellectuels entre la civilisation chinoise et l’Europe s’opèrent à travers les missionnaires et notamment les jésuites. Au XVIIe siècle, ils établissent une sorte de passerelle entre les élites européennes et les élites « mandarinales » de l’Etat impérial mandchou (avec une dynastie non chinoise au pouvoir de 1644 à 1911). Les jésuites se trouvent officiellement en Chine pour convertir les Chinois à la foi chrétienne, à la croyance en un Dieu unique et plus particulièrement au catholicisme de la contre-réforme. Or ils ont tôt fait de s’apercevoir que, s’ils veulent être entendus, il leur faut frapper à la tête et persuader les élites chinoises que la foi chrétienne n’est pas incompatible avec le culte des ancêtres. Ce faisant, les jésuites inventent le concept de « religion civile » appliqué au culte des ancêtres. D’où l’idée que le confucianisme serait une religion « rationnelle » liée à l’Etat impérial, à distinguer clairement des pratiques religieuses populaires taoïstes et bouddhistes qualifiées, elles, de superstitions. Les jésuites ont ainsi été à l’origine de cette opposition, artificielle au regard de la réalité chinoise, mais utile pour leur stratégie dite d’« accommodation ».

Trois siècles plus tard, cette différenciation est toujours en vigueur, même si elle masque la réalité de la vie religieuse de la Chine traditionnelle. N’oublions pas que la société chinoise, jusqu’à une époque très récente, était une société essentiellement paysanne, organisée autour de communautés villageoises dont le cœur était, d’une part, le temple des ancêtres et, d’autre part, des autels dédiés à des divinités locales variables selon les régions. En contexte urbain, les temples regroupant l’activité religieuse de corporations de métier ont aussi proliféré : ceux des imprimeurs, des travailleurs de la soie, etc. Dans la Chine traditionnelle, on ne fait pas de compartimentation entre confucianistes, taoïstes, bouddhistes, etc. Ainsi, on s’adressera plus volontiers à un moine bouddhiste pour les rituels de la mort, à un prêtre taoïste pour ceux du mariage, à un géomancien pour bâtir et orienter sa maison (selon le fameux feng shui, qui n’a rien de folklorique). La question de savoir à quelle religion on appartient ne fait pas sens en terrain chinois.

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Dans votre « Histoire de la pensée chinoise » (Poche), vous affirmez que la religion en Chine est peu productrice de mythes. Pourquoi ?

C’est en grande partie dû à l’institutionnalisation très précoce de l’idéologie confucéenne qui a été constitutive des structures de l’Etat impérial bureaucratique depuis son avènement au IIe siècle av. J.-C. La figure de « Maître Kong », le nom chinois de Confucius, même si son existence est attestée aux VIe-Ve siècles av. J.-C., est en quelque sorte une invention de l’empire, sous la dynastie Han (206 av. J.-C. - 220 apr. J.-C.), de même que celle de « Confucius », sera bien plus tard l’invention des jésuites. Cela a contribué à l’oubli de l’imaginaire mythique qui n’existe plus qu’à l’état de trace résiduelle.

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Vous définissez la religion chinoise comme une « anthropo-cosmologie », c’est-à-dire comme une méditation sur la place de l’homme dans l’univers. Cela veut-il dire qu’il s’agit d’une religion sans transcendance ?

Il n’y a pas de rupture entre dimension humaine et divine dans la tradition chinoise. Les cultes s’adressent aussi bien à des divinités qu’à des ancêtres qui jouent le rôle d’intercesseurs avec l’au-delà et assurent la continuité entre le monde des vivants et celui des esprits. L’opposition entre transcendance et immanence, à propos de la religion chinoise, a été théorisée en Europe, notamment par le sociologue allemand Max Weber (1864-1920). Son diagnostic est sans appel : la Chine est érigée en contre-exemple de sa fameuse thèse qui fait de l’éthique protestante le moteur du capitalisme moderne. Du coup, l’éthique confucéenne, considérée comme terre à terre, pure immanence, explique selon lui la non-émergence du capitalisme en Chine. Aujourd’hui, force est de constater que le confucianisme n’en a en rien empêché le développement.

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Notre vision de la religion chinoise reste-t-elle irrémédiablement tributaire des intellectuels européens ?

Au XVIIIe siècle, une espèce de sinomania gagne toute l’Europe et notamment les philosophes comme Leibniz et Voltaire. Mais aux alentours de 1750 s’opère un tournant. Dans De l’esprit des lois (1748), Montesquieu qualifie de despotique le régime impérial chinois. La sinophobie va se renforcer avec l’apparition d’une identité européenne qui se cristallise autour de la philosophie prenant « naissance en Grèce », avant de parler allemand, comme le martèle Hegel… En refoulant la Chine hors du pré carré philosophique au XIXe siècle, Hegel relègue toute la tradition chinoise du côté de la religion. Un sinologue et missionnaire protestant anglophone, James Legge (1815-1897), remet à l’honneur, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’assimilation du culte confucéen des ancêtres à la religion chrétienne. Pour lui, le Dieu dont parlent les chrétiens est bien le même que celui dont il est question dans les sources anciennes chinoises. Et c’est en particulier James Legge qui contribue à transformer le confucianisme en religion du monde.

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Et en Chine même ?

En Chine, le système des examens mandarinaux, fondé en grande partie sur la connaissance des classiques confucéens, est aboli en 1905. L’entrée dans la modernité occidentale, à partir de la fin du XIXe et au début du XXe siècle, va se jouer en grande partie autour de la question du confucianisme. Dans la mesure où celui-ci s’est justement confondu avec l’Etat impérial, doit-on le passer complètement à la trappe ? Ou faut-il en conserver quelque chose en tant qu’ethos national ? Après tout, même les jésuites ont reconnu qu’il comportait des éléments de rationalité… Mais que deviennent les autres croyances populaires chinoises ? Le régime républicain instauré en 1911, suivi par le régime communiste à partir de 1949, reconnaîtra l’existence de cinq religions officielles : le catholicisme, le protestantisme, l’islam, le bouddhisme et le taoïsme. Le confucianisme, quoique inclus dans les religions du monde, n’a pas été retenu. Ce découpage arbitraire a permis de rejeter dans le domaine de la superstition tous les anciens cultes locaux. Avant même l’avènement du régime communiste, près d’un demi-million de temples locaux ont été détruits ou bien sécularisés, c’est-à-dire transformés en écoles ou bâtiments gouvernementaux.

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Il y a pourtant aujourd’hui en Chine, après la Révolution culturelle, une renaissance du confucianisme. Pourquoi cette référence s’impose-t-elle à nouveau ?

Le terme même de « confucianisme » – rappelons-le – ne correspond à rien en chinois. Ce confucianisme, au XXe siècle, traverse toutes les vicissitudes possibles et imaginables. N’oublions pas non plus que pendant un siècle les occidentalistes en Chine, soit des intellectuels chinois qui ne sont plus des lettrés à l’ancienne manière, conçoivent la modernisation de la Chine exclusivement en termes d’occidentalisation. D’autres croient possible de récupérer des ressources autochtones pour penser la modernité. Dès la prise du pouvoir par les communistes en 1949, des campagnes extrêmement violentes sont menées contre les intellectuels.

Mais à Taïwan, à Hongkong ou à Singapour, voire aux Etats-Unis, des universitaires chinois ont continué à affirmer la valeur de cette idéologie confucéenne, principal pilier de deux mille ans d’histoire impériale ! C’est tout ce que recouvre le label de « néoconfucianisme ». Il est arrivé en Chine par la périphérie, par le truchement des « petits dragons » qui ont plaqué sur leur essor économique assez spectaculaire de la fin des années 1970 une idéologie des « valeurs asiatiques » fournissant une explication culturaliste de cette expansion. C’est à partir de là qu’il a gagné le cœur de l’« Empire ».

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Quels aspects prend ce néoconfucianisme dans la Chine d’aujourd’hui ?

Ils sont très divers mais font généralement l’objet d’une instrumentalisation par le discours officiel des dirigeants actuels, souvent d’anciens gardes rouges qui naguère, pendant la Révolution culturelle, se sont ingéniés à « casser » tout ce qui rappelait de près ou de loin la tradition. Pour résumer, nous avons un régime qui est de type autoritaire – plus encore avec la nouvelle équipe dirigeante de Xi Jinping. Ce régime trouverait très commode de pouvoir orienter ce renouveau du confucianisme dans le sens d’une interprétation autoritariste, en en retenant seulement l’aspect hiérarchique, le respect des aînés, la piété filiale. Ce néoconfucianisme serait dès lors susceptible d’être opposé à l’universalité des droits de l’homme et à la construction démocratique au nom d’une identité nationale puisée dans les sources autochtones de la civilisation chinoise. Un tableau qui, reconnaissons-le, n’est pas très encourageant.

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Mais n’existe-t-il pas quand même un néoconfucianisme de terrain ?

Oui. Dans le cursus scolaire, on redécouvre les classiques qui avaient disparu pendant l’ère maoïste et il y a une curiosité nouvelle pour cet héritage oublié. Par ailleurs, il y a incontestablement un phénomène de « retour du religieux » en Chine en marge de toute cette instrumentalisation politique. Certaines sectes qui avaient réussi à se maintenir à Taïwan et à Hongkong sont en train de se réimplanter sur le continent. On voit renaître certains cultes locaux ou familiaux, au prix de négociations complexes avec les autorités. La perte de repères idéologiques favorise cette renaissance. On note un intérêt nouveau pour ce que l’on qualifie de spiritualités taoïste ou bouddhiste mais qui sont en fait des réinventions pures et simples. Cela réintègre certains aspects de la culture de soi confucéenne qui peuvent prendre des formes religieuses comme la méditation, les séances de prière collectives, etc.

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Dans le « ren » (sens de l’humain), une des notions fondamentales du confucianisme, il y a l’idée que l’homme n’est pas qu’un individu isolé mais qu’il existe avec et par les autres. A partir de là, ne peut-on imaginer que le confucianisme puisse frayer la voie à un nouvel humanisme ?

On attribue en effet au Confucius des Entretiens le souci de privilégier l’intérêt pour la communauté humaine d’ici et maintenant sur ce qui se passe après la mort ou chez les dieux. Cela signifie : refuser la facilité d’une religion qui promet monts et merveilles dans l’au-delà, et accepter de vivre correctement ensemble plutôt que de penser qu’après ce sera mieux. Cela a fondé le savoir-faire chinois dans la gestion de la communauté humaine et impliqué aussi une priorité accordée au respect de la personne en face de vous. C’est du moins ce que l’on fait dire à Confucius dans les Entretiens. Cette règle très simple de la réciprocité que l’on retrouve dans le Lévitique (« ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse »), à la base du vivre-ensemble, définit une manière d’humanisme.

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Quel est dès lors le sens du rite ?

Le rite (Li) est précisément ce qui assure cette continuité entre monde humain et divin. Ces rituels offerts aux divinités ou aux ancêtres peuvent inclure la manière de se comporter vis-à-vis des autres. Confucius aurait prescrit de se comporter envers autrui comme envers un hôte de marque, ou à la manière d’un officiant à un sacrifice. On doit avoir conscience d’avoir à faire avec quelque chose de sacré quand on entre en relation avec une personne dans la mesure où elle peut être un futur ancêtre, un maître, etc. Il y a une espèce de sacralisation de l’homme qui rend malaisé de parler d’humanisme au sens européen du terme. Confucius a été porteur d’un projet qui visait à donner aux humains les moyens de continuer à vivre ensemble et, si possible, de mieux en mieux. C’est ce qui a porté la civilisation chinoise si longtemps, malgré tous les cataclysmes de son histoire. Une continuité qui, bien que dénigrée par la modernité occidentale commençante, révèle désormais certaines vertus quand elle ne sombre pas dans le conservatisme.

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Le contexte

Le XXIe siècle est-il véritablement devenu dominé par une religion qui aurait pris le relais des grandes utopies du précédent ? La sécularisation est-elle inéluctable ou au contraire marque-t-elle le pas ? Âge de la science et foi sont-ils conciliables ? Quelles relations entretiennent politique et sacré et quelle place occupe désormais la spiritualité ? Six points de vue et débats permettent de mieux comprendre la place et les évolutions de l’expérience et du sentiment religieux dans le monde actuel.

Ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, Anne Cheng est titulaire de la chaire d’histoire intellectuelle de la Chine au Collège de France. Elle s’intéresse à l’histoire des idées – et plus particulièrement du confucianisme – en Chine et dans les cultures voisines. On lui doit notamment une traduction des Entretiens de Confucius et une Histoire de la pensée chinoise, toutes deux publiées aux éditions Livre de Poche. Elle codirige la collection « Bibliothèque chinoise » (autrement connue sous le nom de « Budé chinois ») aux éditions Belles Lettres. Parmi les titres récemment parus : Livres de morale révélés par les dieux (2012) ; Mémoire sur les pays bouddhiques, de Faxian (2013) ; Le Sens réel de « Seigneur du Ciel », de Matteo Ricci (2013).

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