"Il fallait, au début de la recherche, examiner les rapports entre l'histoire et la mémoire. Des tendances naïves récentes semblent presque identifier l'une avec l'autre et même préférer en quelque sorte la mémoire qui serait plus authentique, plus « vraie », à l'histoire qui serait artificielle et qui consisterait surtout en une manipulation de la mémoire. Il est vrai que l'histoire est un arrangement du passé, soumis aux structures sociales, idéologiques, politiques dans lesquelles vivent et travaillent les historiens, il est vrai que l'histoire a été et est encore, ici et là dans le monde, soumise à des manipulations conscientes de la part de régimes politiques ennemis de la vérité. Le nationalisme, les préjugés de toutes sortes pèsent sur la façon de faire de l'histoire et le domaine en plein développement de l'histoire de l'histoire (forme critique et évoluée de la traditionnelle historiographie) est en partie fondé sur la prise de conscience et l'étude de ces liens de la production historique avec le contexte de son époque et avec celui des époques successives qui en modifient la signification. Mais la discipline historique, qui a reconnu ces variations de l'historiographie, n'en doit pas moins rechercher l'objectivité et rester fondée sur la croyance en une « vérité » historique. La mémoire est la matière première de l'histoire. Mentale, orale ou écrite, elle est le vivier où puisent les historiens. Parce que son travail est le plus souvent inconscient, elle est en fait plus dangereusement soumise aux manipulations du temps et des sociétés qui pensent que la discipline historique elle-même. Cette discipline vient d'ailleurs à son tour alimenter la mémoire et rentre dans le grand processus dialectique de la mémoire et de l'oubli que vivent les individus et les sociétés. L'historien doit être là pour rendre compte de ces souvenirs et de ces oublis, pour les transformer en une matière pensable, pour en faire un objet de savoir. Trop privilégier la mémoire c'est s'immerger dans le flot indomptable du temps."
Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, préface à l'édition française, 1988